Kaffrine, le 8 août 2025
Cher Karl,
Certainement tu suis, avec la passion analytique qu’on te connaît, les soubresauts de la vie politique sénégalaise. Ton dernier message, qui mêlait ironie prussienne et inquiétude républicaine, m’invite à t’écrire – non pour t’instruire sur ce que tu sais déjà, mais pour tenter de refaire le monde avec toi, comme au bon vieux temps de Weimar.
Tu as vu juste : une ligne de fracture est en train de se creuser au sommet de l’État sénégalais. Elle n’est pas juridique, elle est symptomatique d’une vacuité républicaine.. Et c’est là que le danger commence.
Voici qu’un activiste devenu député, Guy Marius Sagna, prétend – dans un langage qui fait frémir les constitutions – que “nous avons un Président LÉGAL (Bassirou Diomaye Faye) et un Président LÉGITIME (Ousmane Sonko)”. Le premier, élu par les urnes, le second, sanctifié par les passions militantes des brebis qui le prennent pour Dieu. Et soudain, la République devient un jeu d’ombres : l’autorité politique déjà contestée par Sonko, n’est plus fondée sur le suffrage, mais sur la tyrannie militante des réseaux sociaux et l’idolâtrie.
Je t’entends déjà citer Carl Schmitt, que tu ne cesses de relire depuis Berlin : “Souverain est celui qui décide de la situation exceptionnelle”.
Et je te réponds : la République, elle, est faite pour que l’exception n’arrive jamais.
Car, ce qui n’est pas souhaitable et qui est en jeu ici, ce n’est pas un désaccord entre deux têtes de l’exécutif. C’est la désacralisation rampante de l’État, sa réduction à une scène de théâtre où chacun jouerait le rôle qu’il préfère, au mépris des textes et du suffrage. La logique populiste tente d’imposer une nouvelle praxis : celle d’un pouvoir fondé non plus sur la loi, mais sur la rébellion permanente quand bien même celle-ci accède au pouvoir par un suffrage universel biaisé.
Loin de moi toute velléité d’être naïf, mon cher Karl. Je sais que les qualificatifs LÉGAL et LÉGUME ont souvent été opposés dans les moments de tension historique. Mais dans une démocratie balbutiante encore fragile, cette opposition ne saurait être un débat intellectuel sérieux : c’est une tentation de fracturer l’architecture institutionnelle, un souffle vigoureux sur une braise mal éteinte. La crise de décembre 1962 est encore vivace dans l’esprit des personnes de notre âge.
Pour tuer le germe du ma dans l’œuf, il urge d’agir.
Le procureur de la République devrait rappeler que la liberté d’expression a des limites, surtout lorsqu’elle attaque l’unité et la stabilité de l’État. Il devrait interpeller le tonitruant député pour outrage au Chef de l’État et trouble à l’ordre public.
L’Assemblée nationale devrait cesser de regarder ailleurs lorsqu’un de ses membres piétine les lois qu’elle a votées et juré de faire respecter. Guy Marius Sagna doit être rappelé à l’ordre même si je n’attends rien de El Malick Ndiaye qui semble vouloir jouer sa partition dans cette burlesque théâtralisation de l’ordre institutionnel.
L’opposition dispersée dans des querelles de personnes et de leadership, peine à jouer son rôle de veille et à élaborer dans l’inclusion, une stratégie de lutte afin de fédérer toutes les forces vives traumatisées par les événements insurrectionnels de 2021-2024 et non encore guéries de leurs blessures
Quant aux citoyens, il importe de refuser cette dérive qui banalise l’irrationnel et prépare la violence. Ils ont l’obligation de se lever pour la sauvegarde de la République en danger.
Cher Karl, toi qui connais l’histoire de ton pays et les dérives de la République de Weimar, bâtie sur les contre-valeurs du populisme et du nationalisme antisémite, tu comprendras mon angoisse. Il ne faut jamais jouer avec l’architecture invisible de l’État. Les poutres craquent toujours avant que le toit ne s’effondre. Hasbunallah!
“Gemeinsam können wir die Republik retten”.
Mes fraternelles pensées depuis nos champs de “Tëb Dal”à l’ombre d’un “Dimb”. Jummah Mubarak
Ton ami, Saa Balaŋaar
