Avec la déstabilisation du Moyen-Orient depuis 2003 et l’invasion de l’Irak par les États-Unis, les guerres en Syrie et au Yémen, sans compter d’autres troubles, on pourrait aisément croire que le conflit israélo-palestinien a perdu de sa centralité. Pourtant, alternant entre basse et haute intensité, comme en mai 2019, ce conflit garde une importance primordiale par ses effets sur les sociétés et les régimes politiques israéliens et palestiniens en refondation. De plus, il reste l’un des derniers conflits coloniaux asymétriques qui continuent à mobiliser des acteurs internationaux, Etatiques et non étatiques.
La création d’Israël en 1948, avalisée par l’ONU, a débouché sur l’expulsion de près de 800 000 Palestiniens dans les pays et territoires voisins. En 1967, lors de la guerre des Six-Jours, l’armée israélienne prend le contrôle de Jérusalem-Est, majoritairement arabe. En 1948, Israël s’était cantonné à la partie Ouest de Gaza et de la Cisjordanie, peuplés par des Palestiniens dont une bonne partie était des réfugiés liés à la naissance de l’État hébreu. Depuis, ces territoires palestiniens sont sous occupation.
Un conflit à la violence diffuse, sourde et occasionnellement explosive
Gaza, qui a été évacué en 2005 par l’armée et les quelques colons israéliens pour mieux se concentrer sur le contrôle et les implantations en Cisjordanie, subit un dur blocus israélo-égyptien qui maintient la majorité des deux millions d’habitants sous le seuil de la pauvreté dans le cadre d’une punition collective infligée à un territoire où le mouvement nationaliste Hamas a pris le pouvoir en 2006. Gaza n’arrive pas à se reconstruire après les guerres successives avec Israël (2008, 2012, 2014) et les bombardements réguliers qui détruisent hôpitaux, écoles et infrastructures de base.
À partir du 30 mars 2018, les Gazaouïs organisent, avec le soutien du Hamas, le mouvement de la Grande marche du retour pour dénoncer le blocus, la situation des réfugiés et les violences de l’armée israélienne. Des milliers de manifestants se massent à la frontière, à la zone tampon, la plupart pacifiquement avec banderoles et drapeaux, mais certains armés de frondes ou confectionnant des cerfs-volants inflammables dans le but de créer des incendies côté israélien. Israël a décidé de poster des snipers, tirant sur les manifestants plus ou moins menaçants, en tuant certains ou en infligeant des blessures handicapantes à la plupart des personnes touchées. De mars 2018 à mai 2019, près de 270 Palestiniens ont été tués et plus de 6 000 estropiés à vie dans un territoire manquant de tout, où l’accès au minimum de soins relève du calvaire. Pendant la période, deux soldats israéliens ont été tués lors d’incursions militaires, incursions déclenchant répliques des mouvements armés palestiniens par le lancement de roquettes, celles-ci entraînant bombardements israéliens réguliers dans un cycle interminable et asymétrique sur le plan militaire, les civils palestiniens étant les principales victimes.
Un des nœuds majeurs du conflit demeure la colonisation illégale israélienne en Cisjordanie, qui se poursuit dans le cadre d’un soutien Etats-Unien plus fort que jamais depuis l’élection de Donald Trump. Israël continue son programme d’expulsions de Palestiniens de leurs terres agricoles et la construction de milliers de logements dans les territoires envahis en 1967. Cette pratique territoriale vise à briser toute continuité territoriale palestinienne, condition à la constitution d’un État viable au côté d’Israël. L’occupation est jugée illégale au regard du droit international et condamnée par de
nombreuses résolutions de l’ONU, y compris du Conseil de sécurité, comme la résolution 2334 (Décembre2016). Elle rappelle «que l’acquisition de territoires par la force est inadmissible …, que la création par Israël de colonies de peuplement dans le Territoire palestinien occupé depuis 1967, y compris Jérusalem-Est, constitue une violation flagrante du droit international …, souligne qu’il est essentiel qu’Israël mette un terme à toutes ses activités de peuplement pour préserver la solution des deux États. » Avec l’annonce en avril 2019 d’un programme de 4 600 logements en territoires occupés, cette solution s’éloigne encore plus dans un contexte où le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, en campagne électorale, cherche à se concilier l’extrême-droite et les partisans de la colonisation, lesquels ont une grande influence dans la vie politique et sociale israéliennes. Alors qu’Israël est une démocratie relative, les territoires occupés sont des zones de non-droit où les Palestiniens subissent les exactions des colons israéliens et à l’arbitraire militaire pour des prétextes sécuritaires. Les déplacements les plus élémentaires sont soumis à des points de passage aux horaires d’ouverture aléatoires et les Palestiniens dépendent d’une juridiction militaire permettant des arrestations, des incarcérations sans jugement et des perquisitions à toute heure, notamment la nuit. L’Union européenne et la France condamnent régulièrement ces infractions au droit international, ce qui n’empêche nullement une bienveillance à l’égard des autorités israéliennes et un développement des relations économiques et politiques. Dans ce contexte, le soutien américain a le mérite de la cohérence et de la clarté alors que les «accords de paix?» d’Oslo sont morts. Les Israéliens bénéficient donc d’un rapport de force diplomatique et militaire favorable alors que les Palestiniens sont affaiblis par leurs divisions, principalement entre le Hamas, maître à Gaza, et le Fatah, qui contrôle officiellement l’Autorité palestinienne et la Cisjordanie. Dans les deux territoires, les Palestiniens subissent une régression de leurs droits démocratiques car les deux organisations répriment et arrêtent leurs opposants respectifs dans un contexte de perte de légitimité puisqu’il n’y a plus eu d’élections législatives depuis 2006 et d’élection présidentielle depuis 2005.
Bannissement de la paix, reflux de la démocratie en Israël
Depuis 2000, la vie politique israélienne n’a cessé de se droitiser, à tel point que l’extrême-droite est au pouvoir dans une coalition menée par Benyamin Netanyahou (du Likoud) sans que cela gêne les démocraties libérales, partenaires anciens d’Israël. Le Premier ministre israélien, qui bat des records de longévité à ce poste depuis 2009, accompagne cette dérive en raison de la logique de coalition nécessaire dans le cadre d’élections au scrutin proportionnel. Pour se maintenir au pouvoir, il est donc amené à s’adjoindre le soutien de petits partis, dont plusieurs d’extrême-droite, ultraorthodoxes religieux et/ou nationalistes comme Israël Beiteinu, dont le dirigeant Avigdor Liberman, alors ministre des Affaires étrangères, déclarait en 2015 au sujet des Arabes israéliens : «Ceux qui sont de notre côté méritent beaucoup, mais ceux qui sont contre nous méritent de se faire décapiter à la hache.» L’État et la société israélienne sont travaillés par une contradiction potentielle entre État juif et démocratie. À l’exception de l’arbitraire et de la zone de non-droit des territoires occupés, l’espace israélien relevait d’une démocratie avec des élections libres, une liberté de la presse et d’expression. Mais depuis les années 2000, les citoyens arabes d’Israël sont victimes de discriminations croissantes. Avec les évolutions démographiques, les nationalistes qui dominent la vie politique ne craignent plus de sacrifier les aspects démocratiques par peur de se retrouver en minorité dans un «Grand Israël?» où les Arabes palestiniens pourraient être majoritaires.
Paradoxalement, cette situation est le fruit du refus géopolitique et des obstacles territoriaux à la création d’un État palestinien indépendant à côté d’Israël. Par conséquent, en juillet 2018, la «loi sur la Nation», votée à une seule voix de majorité à la Knesset, entérine cet éloignement de la démocratie en faisant primer le caractère juif de l’État, renforçant de fait les discriminations déjà existantes à l’égard des 20?% de citoyens arabes d’Israël, lesquels y perdent notamment la reconnaissance de l’arabe comme langue officielle aux dépens du seul hébreu. Le président de l’État d’Israël, Reuven Rivlin, pourtant membre du Likoud, critique ce texte en affirmant qu’il s’éloigne de la déclaration d’indépendance de 1948 qui garantit l’égalité de droits sociaux et politiques entre tous les citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe. Après les élections législatives d’avril 2019, malgré de graves scandales de corruption impliquant Benyamin Netanyahou, il reste le seul parti à pouvoir constituer un gouvernement en se rapprochant de groupes d’extrême-droite encore plus racistes. Cela rejaillit non seulement sur la colonisation de la Cisjordanie et les relations avec Gaza, de plus en plus violentes, mais également sur la société israélienne où les discriminations entre Israéliens sont fortes (deuxième pays le plus inégalitaire de l’OCDE). La montée du racisme à l’encontre des Israéliens noirs d’origine éthiopienne (falasha) est particulièrement scandaleuse.
La démographie en Israël et dans les Territoires palestiniens (2020)
Israël compte 9,5 millions d’habitants dont 7,5 millions d’Israéliens juifs et 2 million de Palestiniens citoyens d’Israël (souvent appelés «Arabes israéliens» car descendants des non-expulsés de 1948).
Les colons dans les territoires palestiniens : 640 000 dont 223 000 à Jérusalem-Est. Population multipliée par deux depuis 1995, elle représente près de 10% des Israéliens juifs et 20% de la population de Cisjordanie.
Les Palestiniens dans les territoires occupés (Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est) sont 5 millions.
Près de 2 millions dépendent de l’agence de l’ONU pour les réfugiés (UNWRA), dont une bonne part se concentre à Gaza (1,33 sur les 1,9 million). Soumis à une administration militaire, les habitants arabes de Jérusalem-Est (300 000) ont, en plus, un statut de résidents qu’ils peuvent perdre s’ils quittent trop longtemps la ville, l’objectif en creux des autorités étant de judaïser la ville sainte.
Au final, les Israéliens juifs (7,5 millions) et les Palestiniens (6,8 millions) sont quasiment au même niveau sur le territoire de la Palestine mandataire.
Même si l’indice de fécondité est important en Israël (3,1 enfants/femme), il est de 4,4 dans les territoires palestiniens, débouchant sur une supériorité numérique des Arabes à moyen terme.
La diaspora palestinienne au Moyen-Orient et dans le monde compte 5 millions de personnes.
La consonance du conflit sur la scène internationale
Cette droitisation, voire extrême-droitisation du gouvernement, qui influence la société israélienne et impacte la non-résolution des tensions au Moyen-Orient, suscite un malaise croissant au sein de la diaspora juive, notamment Etats-Unienne, hostile à la dérive raciste de l’État hébreu. Des voix critiques se sont même élevées au sein de l’AIPAC, le puissant lobby pro-israélien, traditionnel artisan du soutien sans faille des États-Unis. Alors qu’aucun gouvernement américain n’a jamais été autant en phase avec les autorités israéliennes, les Juifs américains ne cessent de prendre leur distance avec ces dernières, davantage soutenues par les chrétiens sionistes influents chez les conservateurs américains. Se dirigerait-on vers la «défaite du vainqueur» (Chagnollaud, 2017) ? Sur le terrain militaire, Israël n’a jamais été aussi puissant, les attentats sur son territoire sont devenus rarissimes, rien ne s’oppose à la poursuite de la colonisation et la confiscation de terres palestiniennes, ses partenariats économiques avec l’Union européenne sont florissants, les États-Unis de D. Trump ont faitt des cadeaux diplomatiques qu’aucun autre gouvernement américain soucieux des apparences du droit international n’avait osé faire : transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, reconnaissant de fait la ville sainte comme capitale d’Israël en 2017, et reconnaissance de l’annexion du plateau du Golan en 2019, en contradiction avec plusieurs résolutions de l’ONU. L’administration Etats-Unienne a même déclaré en juin 2019 qu’elle était prête à reconnaître l’annexion israélienne sur la Cisjordanie.
Ce ne sont pas les roquettes tirées de Gaza par le Hamas ou le Jihad islamique qui vont sérieusement menacer l’existence d’Israël. Même si, en mai 2019, une vague de tirs partie de ce territoire asphyxié a provoqué la mort de quatre civils en Israël ; les bombardements israéliens qui ont suivi ont tué vingt-sept Palestiniens, dont une majorité de femmes et d’enfants, blessant 160 personnes. Tsahal accuse systématiquement les activistes palestiniens d’être coupables en se mêlant à la population civile. Cette escalade s’inscrit dans une reprise des Marches du retour à la frontière et de négociations indirectes entre le Hamas et Israël (via l’Égypte) au sujet d’un accord de relâchement relatif du blocus qui n’aurait pas été respecté par l’État hébreu. Ces événements sont aussi utilisés par le pouvoir israélien pour entretenir une obsession sécuritaire qui maintient la cohérence d’une société israélienne aux multiples failles.
Israël ne cesse de voir également son image dégradée au plan international, notamment à cause des exactions commises par son armée qui sont filmées par des journalistes, des civils ou des militants pour la paix. En 2016, l’ONG israélienne B’Tselem diffuse la vidéo d’un soldat qui abat d’une balle dans la tête un Palestinien gisant au sol. En conséquence, un projet de loi a été déposé et validé par le gouvernement israélien en juin 2018 dans le but de condamner à dix ans de prison toute personne filmant un soldat israélien. La guerre des images est une dimension importante du conflit, notamment pour les activistes pacifistes. Les images de la militante palestinienne adolescente Ahed Tamimi, qui s’oppose à mains nues et bouscule des soldats israéliens depuis qu’elle est gamine, marquent les médias internationaux car elle incarne la dimension «David contre Goliath» du conflit. La violence desservant toujours les Palestiniens depuis 2000, des pacifistes palestiniens, israéliens et internationaux lancent en 2005 la campagne «Boycott, désinvestissement, sanctions» sur le modèle du boycott de l’Afrique du Sud pour dénoncer l’apartheid dans les années 1980. L’économie ou les manifestations culturelles d’Israël sont visées par un boycott pour dénoncer la colonisation illégale, obstacle majeur à la paix, et le non-respect des droits humains par Israël. Des produits comme les oranges Jaffa ou les machines à boissons gazeuses Soda Stream (développées par une start-up dans une colonie israélienne) sont particulièrement visés ; en 2015, le détournement de fonds d’investissement d’Israël amène le gouvernement Netanyahou à inscrire la lutte contre BDS dans la catégorie des menaces stratégiques. Parallèlement, les soutiens du gouvernement israélien, notamment en France, tendent à assimiler l’antisionisme ou toute critique de la politique israélienne à de l’antisémitisme. Ce raccourci dangereux tend à assimiler la critique d’une occupation militaire coloniale à l’une des pires expressions de racisme ayant débouché sur un génocide. L’objectif est simple : discréditer durablement les soutiens à la défense des droits des Palestiniens alors que, parallèlement, le gouvernement israélien ne cache pas ses affinités avec des dirigeants d’extrême-droite comme V. Orban ou J. Bolsonaro, connus pour leurs opinions antisémites ou leur minoration de la Shoah. Dans ce contexte, l’Eurovision en Israël de mai 2019 est une occasion de donner une image positive du pays à l’international.
Pourtant, en s’attaquant aux accords de Vienne de 2015, accords demandant une levée des sanctions contre un arrêt du programme nucléaire militaire iranien, Israël ne contribue pas à apaiser les tensions au Moyen-Orient. Des pays signataires (dont la France, la Russie, la Chine, l’Union européenne), les États-Unis de D. Trump ont été sensibles à l’analyse israélienne, entre autres, et s’en sont retirés en aggravant les sanctions. On a vu alors une alliance se dessiner de plus en plus explicitement entre des monarchies du Golfe, menées par l’Arabie Saoudite, ennemi juré de l’Iran, et Israël. Le royaume saoudien fait alors peu de cas de la situation des Palestiniens. L’Iran est un soutien financier du Hamas, mais surtout du Hezbollah libanais et du gouvernement syrien de Bachar El-Assad, contre lesquels les Israéliens font preuve de plus de retenue ces dernières années malgré quelques bombardements, car l’escalade aurait plus de conséquences pour Israël que toute action des mouvements palestiniens, trop faibles.
Les Palestiniens sont d’ailleurs asphyxiés financièrement. Outre le blocus de Gaza, la décision des États-Unis de diminuer sa contribution au budget de l’ONU a conduit son agence en charge des réfugiés à supprimer des emplois vitaux dans un territoire détenant des records de taux de chômage (53 % et 70% chez les jeunes). Par ailleurs, les autorités israéliennes ont décidé de ne pas reverser une partie des taxes qu’elles collectent pour l’Autorité palestinienne (138 millions d’euros) car celle-ci verse des sommes pour aider les familles des activistes palestiniens tués et des prisonniers palestiniens, ce qu’Israël considère comme un soutien au terrorisme. La dégradation de la situation économique des Palestiniens n’apaisera en rien le conflit, au contraire. Et le plan de paix américain préparé par Jared Kushner, visant à miser sur un développement économique des Palestiniens pour leur faire accepter les exigences israéliennes, risque fort de décevoir. Avec la bénédiction des Saoudiens, les Palestiniens devront accepter une situation où ils seront enfermés dans des bantoustans, et ceux amenés à côtoyer les Israéliens vivent déjà dans une situation de séparation et de discrimination. Comparaison n’est pas raison, mais la situation israélo-palestinienne rappelle de plus en plus l’Afrique du Sud de l’Apartheid. Ce triomphe d’Israël n’est qu’apparent car il pose plus de problèmes insolubles à moyen et long termes qu’il n’en règle pour la paix au Moyen-Orient.
Dr Boubabcar FALL
Psychosociologue
Analyste des Relations Internatinales et Géostratègiques
boubsf8090@gmail.com